Octandre (1923) | ensemble instrumental (8 musiciens) | 7′
Compositeur américain, d’origine française (Paris 1883 – New York 1965).
Lorsque ce grand créateur solitaire disparut à New York, il était depuis longtemps considéré, malgré les scandales qu’il avait provoqués, comme un de ceux ayant le plus profondément marqué le passage du XXe siècle. Né d’une mère bourguignonne et d’un père d’origine italienne, il commença à travailler (en cachette de son père) l’harmonie et le contrepoint à Turin, où sa famille s’était installée en 1892. Ayant regagné Paris en 1903, il entra à la Schola cantorum en 1904 (d’Indy, Roussel), puis au Conservatoire en 1905 (Widor). Il écrivit en 1905 Prélude à la fin d’un jour, pour 120 musiciens, et en 1906 une Rhapsodie romane, pour orchestre. L’année 1906 le vit aussi fonder la chorale de l’Université populaire du faubourg Saint-Antoine, avec laquelle il donna des concerts publics.
De 1907 à 1914, il vécut principalement à Berlin, où il se lia avec Busoni, Richard Strauss, le chef Karl Muck et l’écrivain Hugo von Hofmannsthal. En 1908, il fit à Paris la connaissance de Debussy, à qui il révéla les premières œuvres atonales de Schönberg, et commençaŒdipe et le Sphinx, opéra sur un livret de Hofmannsthal (il devait y travailler jusqu’en 1914). Le poème symphonique Gargantua devait lui aussi demeurer inachevé, mais un autre, Bourgogne, fut créé à Berlin le 15 décembre 1910 (Varèse ne devait détruire le manuscrit qu’en 1962). En 1911, il entreprit Mehr Licht,qui, remanié, prit place l’année suivante dans l’opéra les Cycles du Nord. Le 4 janvier 1914, il dirigea avec grand succès un concert de musique française à Prague. La guerre le surprit à Paris, et tous ses manuscrits demeurés à Berlin devaient y être détruits par l’incendie d’un entrepôt.
Mobilisé durant six mois, puis réformé, il partit pour les États-Unis en décembre 1915. En 1917, il dirigea à New York le Requiem de Berlioz « à la mémoire des morts de toutes les nations », et, en 1919, fonda pour l’interprétation de la musique nouvelle le New Symphony Orchestra : ce fut un échec. En 1921, l’année de l’achèvement d’Amériques, sa première composition ayant subsisté, il fonda l’International Composers’ Guild, dont le premier concert eut lieu en 1922 et le dernier en 1927. Son manifeste est demeuré célèbre : « Mourir est le privilège de ceux qui sont épuisés. Les compositeurs d’aujourd’hui refusent de mourir. » En six ans d’activité, l’International Composers’ Guild devait révéler aux Américains des œuvres telles que Pierrot lunaire de Schönberg, Noces de Stravinsky ou le Concerto de chambre de Berg.
Les années les plus fécondes de Varèse s’étendirent de 1920 à 1934 : naquirent alors 8 œuvres maîtresses que rien dans leur écriture n’empêcherait de figurer dans la production du second après-guerre. La première est Amériques, pour grand orchestre (1920-21 ; rév., 1929), hymne au lyrisme violent et à la solitude de l’univers industriel moderne. Suivirent Offrandes, pour soprano et orchestre de chambre (1921), œuvre plus subjective de ton que d’habitude chez le compositeur ; Hyperprism, pour petit orchestre et percussion (1922-23), la plus brève (4 à 5 minutes) de toutes ses partitions instrumentales ; Octandre, pour 6 instruments à vent et une contrebasse à cordes (1923), œuvre dont pour une fois la percussion est absente ; Intégrales, pour petit orchestre et percussion (1924-25), aux sonorités évoquant plus que jamais la future musique électronique ; Arcana, pour grand orchestre (1926-27), sans doute son chef-d’œuvre ; Ionisation, pour 37 instruments à percussion (1929-1931) ; etEcuatorial, pour chœur, trompettes, trombones, piano, orgue, 2 ondes Martenot et percussion (1934). Au cours de cette période, Varèse séjourna à Paris une première fois en 1924 et une nouvelle fois en 1927, pour ensuite y vivre durant cinq années consécutives, de 1928 à 1933. Il s’y lia avec Villa-Lobos (1929) et, en 1930, accepta comme élève André Jolivet, que lui avait envoyé Paul Le Flem.
De retour à New York (1933), Varèse y travailla avec le physicien et électronicien Léon Thérémine avant de traverser les années les plus noires de son existence (1935-1949). Brisé par la tension qu’avait occasionnée pour lui le fait d’arracher aux instruments traditionnels des sons extraordinaires et véritablement inouïs, il apparut alors comme un homme fini, qui avait connu les scandales, mais sur qui maintenant tombait l’oubli. Il continua à travailler à Espace, projet remontant à 1929, mais de cette « traversée du désert » ne restent sur le plan de la création que deux témoignages, Densité 21,5, pour flûte seule (1936), et Étude pour « Espace » (1947), vestige du projet déjà mentionné. En 1935, devant l’échec de ses tentatives pour obtenir un laboratoire acoustique, il songea au suicide. En 1936, répondant à l’appel du désert, il s’installa quelque temps à Santa Fe, dans le Nouveau-Mexique, et y fit des conférences musicales. De 1938 à 1940, il vécut à Los Angeles, mais ne parvint pas à travailler pour le cinéma. En 1941, à New York, il fonda le New Chorus, devenu en 1942 le Greater New York Chorus, et avec lequel il dirigea beaucoup de musique antérieure à Bach.
En 1948, il donna à la Columbia University de New York une série de cours de composition et de conférences sur la musique du XXe siècle qui marquèrent les débuts de sa « renaissance ». En 1950, il commença la composition des parties instrumentales de Déserts et enseigna à Darmstadt, où il eut pour élève Luigi Nono. En 1952 furent achevées les parties instrumentales de Déserts. Cette œuvre inaugura une brève mais foudroyante résurrection créatrice due notamment à l’apparition de la musique sur bande magnétique (concrète et électronique), dont Varèse s’empara aussitôt. Du début de 1953 à la fin de 1954, il réalisa les interpolations sur bandes magnétiques destinées à Déserts (il devait faire une deuxième version de ces interpolations en août 1960, une troisième en avril 1961 et une quatrième et définitive en août 1961). Déserts, dont la création à Paris le 2 décembre 1954, sous la direction de Hermann Scherchen, déclencha un mémorable scandale, est une œuvre pour orchestre d’instruments à vent et de percussions avec « deux pistes de sons organisés sur bande magnétique ». Suivirent la Procession de Vergès, « son organisé » sur bande magnétique (durée : 2 minutes 47 secondes) destiné à un film sur Joan Miró (1955), Poème électronique, pour le pavillon Philips de l’Exposition internationale de Bruxelles (1958), et Nocturnal, pour soprano, chœur et orchestre (1959-1961), terminé après la mort de Varèse par son élève Chou-Wen-Chung. Aux 14 ouvrages du compositeur vient en outre s’ajouter Nuits (sur un poème d’Henri Michaux), pour soprano, 8 vents, contrebasse à cordes et percussions, également inachevé, mais laissé en l’état.
En considérant le timbre comme un phénomène en soi, en faisant du son un événement, en ouvrant à la musique la dimension spatiale, mais aussi par ses nouveautés radicales en matière de rythme, de mélodie et de forme, Varèse ne fut ni plus ni moins qu’un complément indispensable de la révolution sérielle dans la constitution du paysage musical d’aujourd’hui. Il ne poursuivit pas la tradition, ni n’en prit le contrepied, mais l’ignora tout simplement, même si dans sa musique on en trouve des traces. Ayant poursuivi des études d’ingénieur électroacousticien, il fut le premier à vouloir faire de la musique avec des sons, et non plus avec des notes, et on a pu dire que si l’électronique avait existé dès 1916, il aurait été le seul musicien capable de s’en servir. Son drame fut que sa pensée et sa poésie précédèrent de trente ans les découvertes de la technologie. Il n’aimait pas les violons, mais manifesta, toute sa vie, une prédilection pour les instruments à vent et pour la percussion, dont il révolutionna l’usage. Le premier, il analysa la structure harmonique du son en la décomposant, et, dès 1920, il déclara « travailler avec les rythmes, les fréquences, les intensités ». Sa méthode d’analyse spectrale du son ne fut pas étrangère à son admiration pour l’alchimie et pour Paracelse, dont il plaça un extrait en exergue d’Arcana. Il restitua à l’harmonie son rôle primitif de résonance et de timbre. L’agrégat sonore ne fut plus pour lui un accord avec des fonctions harmoniques, mais un objet fait de superpositions de fréquences où le timbre crée la différenciation des onces, des plans et des volumes, l’intensité étant un élément d’intégration formelle modelant le son dans l’espace et le temps, et le rythme un élément stable, de cohésion.
Dès 1915, Varèse comprit que l’empire sonore pouvait s’étendre au-delà des limites traditionnelles, et rechercha aussi bien des sons inouïs que des nouveaux moyens techniques. La crise de 1929 ne permit pas aux contacts qu’il avait pris avec la Bell Telephone Company, pour la création d’un laboratoire de musique électroacoustique, d’aboutir. Il lui fallut attendre vingt-cinq ans pour réaliser des œuvres sur bande reculant les frontières du monde sonore, remettant en question le tempérament et la distinction entre son et bruit, posant le problème d’une nouvelle écoute et de la spatialisation du son. En fait, dès 1931, avec Ionisation, il avait mis en relation des « événements ou des processus physiques ou chimiques », et souligné son attirance quasi physique pour le son brut. De plus, cette œuvre, liaison entre l’Orient et l’Occident, témoigne de sa quête des sources primitives de la musique et de leur puissance incantatoire (cf. aussi Ecuatorial). Enfin, la sirène témoigne dans Ionisation (comme les bruits d’usine dans la bande sonore de Déserts) de l’intégration du quotidien dans l’univers de Varèse, qui se déclara plus d’une fois incapable de vivre hors d’une grande ville (New York).
À partir de 1976, une série ininterrompue d’œuvres de grande envergure telles que L’Anneau du Tamarit, la Messe, les Trois Contes de l’Honorable Fleur, opéra de chambre, le Livre des Prodiges, etc…, conduisent à cette somme qu’est l’Opéra La Célestine, créé le 13 juin 1988 au Palais Garnier.
Il employa aussi les instruments traditionnels de façon inusitée, violentant leur nature : nouveaux modes d’attaque, sons rétrogradés dans Hyperprism ou Intégrales ; oppositions systématiques de tessitures et d’intensités, jeu sonore des clés dans Densité 21,5 ; vents utilisés dans des tessitures d’exception dans Octandre. Lui-même inventa des instruments : un tambour à friction (rugissement du lion), une machine à vent. Fasciné par la décomposition de la lumière dans les prismes, il tenta d’écrire une musique prismatique décomposant, faisant éclater les sonorités de manière fulgurante (Hyperprism).La percussion joue chez lui un rôle de diffraction de la lumière des cuivres, dans une forme antiphonale à partir d’une cellule de base constituée d’une appoggiature et d’une note pivot, figure chère à Varèse(Octandre). Intégrales alla encore plus loin, car cette œuvre fut conçue « pour une projection spatiale du son » et « pour certains moyens acoustiques qui n’existaient pas encore ». Ce fut, en somme, une œuvre d’anticipation, car, pour Varèse, « la musique de demain sera spatiale », « les sons donneront l’impression de décrire des trajectoires dans l’espace, de se situer dans un univers sonore en relief ». Ces routes du son, il les concrétisa dans le Poème électronique. Enfin, pour cet alchimiste, pour ce sculpteur du matériau brut, le silence aussi faisait partie de l’univers organisé des sons : en témoigne l’utilisation qu’il en fit dans les dernières mesures d’Arcana, ou mieux encore à la fin de Déserts, où ce silence doit être battu. Varèse ne fut pas un précurseur de la musique du XXe siècle, mais l’un de ses grands créateurs.
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